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Le sentier

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            Ce soir-là, heureusement pour lui, la lueur de la lune traverse le feuillage des arbres qui surplombent le sentier.

Il n’avait rien prévu pour s’éclairer.

Il était parti sur un coup de tête, sans réfléchir, sans même enfiler une veste ou un gilet qui l’aurait protégé de la fraicheur nocturne. Pire encore, il marchait pieds nus, mais cela n’avait pas l’air de le déranger. C’est vrai qu’il avait l’habitude se promener ainsi chez lui, dans son jardin et même quelquefois autour du lac. Il éprouvait une sensation agréable en sentant sous ses pas la douceur humide du tapis de feuilles mortes qui recouvraient le chemin. Il arrivait qu’une branche, une racine ou un rocher affleurant vienne contrarier cette agréable sensation, mais il n’y prêtait guère attention.

Il avait attendu que la nuit tombe pour quitter le banc au bord du lac, sur lequel il était assis depuis un long moment déjà. Il avait patiemment regardé le jour s’en aller. Les lumières du crépuscule se reflétant sur l’eau lui avaient offert encore une fois le spectacle d’une beauté telle que seule la nature sait en concocter.

Quand les dernières lueurs avaient disparu, laissant place à une lune blanchâtre, il s’était levé et, se déplaçant avec des gestes d’automate, avait traversé le chemin qui longeait le lac et s’était enfoncé dans la forêt.

 

Il n’a aucune notion des heures qui se sont écoulées depuis qu’il a quitté le banc, la montre étant un ustensile qu’il a abandonné depuis longtemps. Sa seule mesure du temps se résume, depuis qu’il est seul, en la simple succession des jours et des nuits accompagnés du rythme des saisons.  

La vie s’est mise en pause le jour où Martine l’a quitté.

Ils étaient heureux ensemble jusqu’à cette foutue épidémie. Il parait que ce seraient les chinois qui l’auraient provoquée. Si la pauvre femme avait su cela, elle qui n’aimait pas beaucoup les étrangers !

Martine allait bien pourtant, malgré son diabète et ses quelques kilos en trop. Puis un jour elle s’est mise à tousser, elle n’arrivait plus à respirer. Les pompiers l’ont emmenée dans l’ambulance et ont refusé qu’il l’accompagne. Trop dangereux à cause du virus qu’ils ont dit.

Quand il a été autorisé à la revoir, elle était déjà morte, victime de la Covid.

 

Le chemin commence à grimper sérieusement.

Son souffle se fait court.

Il vient de sortir de la forêt et le tapis de feuilles mortes a fait place à de la terre parsemée de petits cailloux. Etrangement il ne ressent pas de douleur, un peu comme si le poids de son corps ne pesait presque plus sur la plante de ses pieds.

À cet endroit le flan de la montagne a été déboisé et les arbres ont laissé la place à une végétation plus rase composée de buissons épineux et de hautes fougères. Tout en haut de cet espace dégagé, éclairée par la lune, sur son socle de ciment trône une grande croix de fer. C’est la croix de l’Adret. Elle a été portée à dos d’hommes jusqu’ici et érigée en 1920 pour remercier Dieu d’avoir libéré la population de la grippe espagnole. La clairière artificielle ayant été alors créée dans le but que le monument soit visible partout depuis la vallée.

Est-ce que les hommes en érigeront une, à un autre endroit, lorsque cette saleté d’épidémie aura disparu… si les chercheurs arrivent à l’éradiquer ! Ces deux probabilités restant aussi incertaines l’une que l’autre.

Aujourd’hui il n’en a que faire. Cela ne lui rendra pas sa Martine.

Perdu dans ses pensées, il finit par arriver au pied de la croix et s’octroie un moment de repos, assis sur le bloc de ciment, le dos appuyé à la structure métallique, le regard tourné vers la vallée.

Plusieurs centaines de mètres en contrebas, scintillent les lumières de la ville. En les observant depuis son promontoire il se sent léger, un peu comme s’il avait laissé là-bas tout le poids de sa vie et que seule son âme l’accompagnait et se servait de sa propre enveloppe charnelle pour se hisser toujours plus haut.

Après quelques instants passés à contempler ce paysage nocturne, et une fois son souffle retrouvé, il décide de reprendre le chemin. La montagne se dresse encore loin au-dessus de lui et la nuit est déjà bien entamée.

Il retrouve avec plaisir le couvert de la forêt, préférant l’impression de sécurité que lui confèrent les grands sapins dont les hautes branches forment comme une voûte au-dessus de sa tête. Le seul inconvénient réside dans le fait que les rayons de lune ont maintenant beaucoup de peine à éclairer le sentier. Ses yeux s’habituent peu à peu à cette semi obscurité qui contraste avec la précédente luminosité de la clairière.

Le tapis de feuilles mortes sur le sol est maintenant remplacé par des aiguilles de conifères que les pointes effilées rendent un peu moins confortable, mais tout de même plus agréable que les cailloux.

La pente devenue plus abrupte, le chemin s’élève en formant de sinueux lacets afin de rendre le cheminement moins raide. Malgré cela, il a toujours de la peine à respirer et se met à haleter. Il est contraint d’effectuer de fréquentes poses pour reprendre son souffle. Si jusque-là, la fraicheur de la nuit avait contribué à ce que son corps garde une température acceptable, des gouttes de sueur coulent maintenant de son front et viennent lui piquer les yeux. Il les chasse d’un revers de la main, mais elles se reforment sans cesse. 

Il donne pourtant l’impression de ne pas ressentir la fatigue et avance toujours sur le même rythme, plaçant mécaniquement un pied devant l’autre.

Il semble indifférent aux bruits de la forêt. Les hululements, les grognements étranges de certains animaux nocturnes, les craquements du vieux bois ou le soufflet du vent dans les hautes branches ne perturbent pas sa marche.

Une sensation de fraicheur plus intense annonce la présence toute proche de la source de la Grande Combe. Il va pouvoir s’y désaltérer en profitant d’un moment de répit.

 

À partir de là, le chemin longe une petite vallée creusée par le ruisseau et la pente s’adoucit avant que le tout dernier tronçon du parcours ne s’attaque à l’escalade de la partie rocheuse conduisant au sommet.

Est-ce la présence du cours d’eau en contre-bas, apportant un surplus d’humidité, mais les sapins ont à nouveau cédé la place à des feuillus.

Soudain une odeur caractéristique, laissant présager la proximité de champignons arrive jusqu’à ses narines.

Elle fait remonter en lui le souvenir de moments merveilleux partagés avec Martine. Ils adoraient tous deux partir juste avant le lever du jour à la recherche de ces précieux trésors culinaires. Leur bonheur allait en grandissant au fur et à mesure que leurs paniers se remplissaient, annonciateurs le soir venu, de poêlés odorantes et gourmandes. Un peu trop, peut-être, d’où leur embonpoint à tous les deux, fruit de longues années d’une cuisine riche et copieuse.

Si pour Martine, ces excès alimentaires, associés au diabète, avaient été du pain bénit pour cette saleté de virus et lui avaient été fatals, ils étaient aujourd’hui pour lui, cause de quelques désagréments. Il les avait jugés jusqu’à présent insignifiants, mais à cause d’eux il avait perdu souplesse et agilité. Les médecins l’avaient pourtant mis en garde après le décès de Martine.

À cette heure-ci, il n’a que faire de leur avis, son seul but étant d’atteindre le sommet de cette fichue montagne.

La fin du parcours s’apparente maintenant presqu’à de l’escalade. Heureusement que la lune éclaire les rochers et lui permet de voir où il pose les pieds.

Son souffle devient de plus en plus court et il est contraint de s’arrêter pour reprendre sa respiration.

Malgré l’abnégation dont il a fait preuve jusqu’à présent, il commence à sentir une douleur sous les pieds. En se retournant il s’aperçoit que chaque pas qu’il fait laisse une trace sombre sur les rochers. Comprenant que son périple a eu raison de l’épiderme de sa voûte plantaire, il se dit que c’est sans doute le prix à payer pour atteindre le sommet - son sommet.

Il jette un regard vers le haut de la montagne. Il ne lui reste que quelques dizaines de mètres à parcourir, mais la pente est abrupte.

Il doit y arriver.

Reprenant sa progression il est maintenant obligé de s’aider de ses mains pour s’appuyer sur la roche et alléger ainsi la pression sur ses pieds usés.

La sensation de brûlure s’intensifie encore à chaque pas. La douleur est maintenant à la limite du supportable.

Au prix de derniers efforts il arrive à se hisser au sommet et s’affale enfin sur une partie herbeuse qui forme un petit replat.

Il y est arrivé, il a atteint le sommet.

Il reste un long moment sans bouger alors que vers l’Est les premières lueurs du jour commencent à apparaitre.

Il sait qu’à quelques pas de là, l’autre versant est une falaise abrupte de plusieurs centaines de mètres.

N’ayant plus la force de se mettre debout, il s’en approche en rampant.

Sa tête est maintenant au-dessus du vide. La douleur de ses pieds irradie jusque haut dans les deux jambes.

Il veut en finir. Il veut rejoindre Martine.

 

Au moment où il s’apprête à basculer dans le vide une main le saisit par le bras et le retient en même temps qu’une voix qui lui parait lointaine arrive à ses tympans.

 

 

— Attention, il va tomber ! … Je crois qu’il se réveille ….. Monsieur Paul !... Vous êtes à l’hôpital ! Arrêtez de bouger ! Ma collègue infirmière est en train de changer les pansements de vos pieds ! Mais aussi quelle idée que vous avez eu de faire croire à vos copains de beuverie que vous seriez capable de sauter par-dessus les braises du feu de la St Jean !... À votre âge !....

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