Le train...
Elle était partie de bonne heure pour ne pas le rater.
Elle avait tout calculé, tout vérifié et tout prévu.
Cette fois elle était certaine de ne pas commettre d’erreur.
Surtout pas comme cela lui était arrivé il y a six mois alors qu’elle occupait encore son poste d’ingénieure en génie civil au sein du bureau d’études qui l’employait depuis maintenant trois ans. Elle avait été recrutée à la fin de ses études et malgré son manque d’expérience, on avait décidé de lui faire confiance.
Et voilà que par une faute d’inattention elle avait ruiné tous les espoirs qui avaient été placés en elle.
Les préconisations concernant les caractéristiques de la dalle de béton qu’elle avait fournies à l’entreprise de maçonnerie s’étant avérées inappropriées, elles avaient provoqué l’effondrement d’une partie du bâtiment en construction.
Il n’y avait heureusement pas eu de blessés, mais uniquement des dégâts matériels.
Cette erreur impardonnable qui aurait pu avoir des conséquences dramatiques, lui avait valu une mise à pied immédiate, suivie de son licenciement pour faute grave.
Depuis ce jour elle était restée cloîtrée dans la pénombre de son studio, derrière les volets fermés de l’unique fenêtre. Seul un petit rayon de lumière provenant d’une échancrure du mur, rythmait la succession des jours et des nuits.
Elle avait éteint son téléphone et n’ouvrait plus aux éventuels visiteurs. Il est vrai qu’elle n’avait pas d’amis. C’était un être solitaire qui avait rompu tous liens avec sa famille et son entourage depuis longtemps. L’avis de passage du préposé des postes lui annonçant l’arrivée de sa lettre de licenciement dormait sans doute depuis plusieurs semaines dans la boite aux lettres, au milieu de nombreux autres courriers.
Elle ne prenait même plus la peine de s’habiller et ne quittait son lit que pour avaler sans faim quelques cuillerées de nourriture. Malgré ce régime minimaliste qui avait eu pour effet d’émacier son visage, ses provisions commençaient sérieusement à diminuer. Comme elle ne se sentait pas le courage de sortir pour les renouveler, elle diminua encore ses rations. Cela eu pour effet d’augmenter encore son apathie et de la plonger dans un état de somnolence quasi permanent.
Un matin elle fut tirée de son sommeil par un petit bruit inhabituel. Elle crut que l’on frappait aux carreaux de la fenêtre. Après un gros effort pour s’en approcher, son cerveau embrumé ne remarqua rien d’anormal. Ce n’est que lorsque le bruit se reproduisit qu’elle en devina l’origine. Une mésange était en train d’installer son nid sur le rebord, entre les volets et le vitrage. Elle avait pu se glisser là par la petite brèche du mur et avait sans doute trouvé l’endroit assez sûr pour y installer sa future famille.
À partir de ce jour-là, elle passa de longs moments à observer les va et vient de l’oiseau qui, aidé sans doute par son conjoint du moment, construisait un véritable petit chef d’œuvre de confort. Elle resta fascinée par la dextérité de ces animaux, dont l’instinct inné semblait surpasser toutes les connaissances qu’elle avait pu acquérir durant ses longues années d’études en génie civil.
Quand le nid fut assez douillet la femelle s’y installa et y déposa six petits œufs sur lesquels elle resta sans bouger pendant de longs jours. Son compagnon venant de temps en temps lui amener une chenille ou tout autre insecte. Le miracle de la nature se réalisa une fois de plus et un matin des pépiements annoncèrent la venue au monde d’une flopée d’oisillons avides de nourriture. Le manège incessant des parents pour essayer de satisfaire l’appétit goulu de leur progéniture, dura plusieurs semaines. Au bout de quelques jours, le nid s’avéra trop exigu pour toute la famille, les petits ayant atteint une taille presque similaire à celle de leurs géniteurs.
Un matin elle fut surprise de ne plus entendre les petits bruits auxquels elle avait fini par s’habituer. Le nid était désert. Elle dut se rendre à l’évidence : toute la petite tribu s’était envolée vers d’autres cieux.
Le calme et cette absence soudaine la replongèrent dans les noires pensées qu’elle avait quelque peu occultées ces derniers jours.
Elle passait à nouveau tout son temps, vautrée dans ses draps sales imprégnés de son odeur, telle une chenille qui s’enferme dans son cocon en attendant de devenir chrysalide et papillon.
Elle avait perdu toute notion du temps et ignorait quel jour ce pouvait être.
Epuisée, fatiguée et persuadée que son mal-être n’aurait pas d’issue, il fallait qu’elle en finisse, et décida de faire comme les mésanges, quitter le nid.
Elle ralluma son téléphone. Heureusement pour elle que quelques les quelques euros restant sur son compte bancaire avaient permis à son opérateur d’effectuer les prélèvements nécessaires au maintien en service de son forfait.
Elle fut surprise de découvrir qu’elle était restée enfermée chez elle depuis bientôt trois mois.
Il était temps que cela cesse.
Sa vie n’avait plus aucun sens.
Elle commença alors à échafauder dans son cerveau anesthésié par ce long enfermement, un funeste projet.
Elle avait toujours été passionnée depuis son enfance par les voyages en train. Le travail de son père au sein de la compagnie ferroviaire n’y était sans doute pas étranger. Elle avait eu l’occasion d’utiliser très souvent ce moyen de transport avec ses parents. Plus tard elle avait continué de privilégier ce mode de déplacement dès qu’elle le pouvait. Elle aimait ces bruits, ces odeurs de gares, de wagons qui étaient restés pour elle synonymes d’aventures et de découvertes.
C’est donc avec le train qu’elle effectuerait son dernier voyage.
Il lui fallait trouver l’emplacement idéal pour mettre à dessein la sombre idée qui venait de germer dans un méandre de son cerveau fatigué.
Elle chercha longtemps en s’aidant des applications de géolocalisation sur son téléphone.
Elle finit par trouver.
Son choix venait de s’arrêter sur un lieu perdu en pleine nature où une voie de chemin de fer traversait le fond d’une petite combe. L’endroit paraissait éloigné de plusieurs kilomètres de toute route ou trace de vie civilisée. Un morceau de désert perdu dans les contreforts montagneux où seul le train avait accès.
Après avoir établi une liste de tout le matériel qui lui serait nécessaire, elle le commanda par internet, sur une plateforme de vente à distance, surprise de la facilité avec laquelle les objets les plus insolites se trouvaient là, en vente libre.
Les colis devant être livrés sous quarante-huit heures, il lui fallut quitter son antre pour aller vider la boite aux lettres qui devait déborder de courriers en tout genre. Ne voulant rencontrer personne, elle attendit le milieu de la nuit pour ouvrir sa porte et se rendre dans le hall de l’immeuble. Surprise par la fraicheur de l’air, elle fut prise de vertiges et dût s’appuyer un instant contre le mur. Avant que quelqu’un ne l’aperçoive, elle s’empressa d’ouvrir la boite et ne prit même pas la peine de regarder ce qu’elle contenait. Elle déposa le tout, en vrac, au fond d’une poubelle toute proche et se dépêcha de rejoindre sa tanière.
Deux jours plus tard, une fois en possession de tout ce dont elle avait besoin, en utilisant les grilles d’horaires de la compagnie ferroviaire, elle fit un savant calcul pour établir l’heure exacte du passage d’un train au point précis qu’elle avait choisi.
Il lui fallait aussi prévoir qu’après avoir abandonné son véhicule, deux heures de marche lui seraient nécessaires avant d’y arriver.
Au petit matin du jour qu’elle s’était fixé, le matériel rangé dans un petit sac à dos, elle ferma la porte de son appartement en ayant pris soin de laisser à l’intérieur ses papiers d’identité et son téléphone.
Un petit moment d’inquiétude la traversa en arrivant à sa voiture garée dans le sous-sol de l’immeuble, car elle n’avait pas roulé depuis de longues semaines.
Mais tout se passa bien et quelques heures après, elle marchait à travers bois en essayant de garder la bonne direction guidée par sa boussole et les indications qu’elle avait notées sur une feuille de papier.
Cela faisait maintenant plus de deux heures qu’elle grimpait, se frayant un chemin à travers une succession de petits bois, de fourrés ou de hautes fougères. Elle avait eu la bonne idée de s’arrêter en route pour acheter dans une station essence un sachet de barres de céréales qui lui avaient procuré un petit regain d’énergie.
Les yeux rivés sur sa montre elle craignait de ne pas arriver avant le passage du convoi. Le découragement commençait à l’envahir quand soudain, à quelques dizaines de mètres en contrebas d’un talus, elle découvrit le ruban caillouteux de la voie ferrée.
Une fois arrivée sur le ballast, elle mit son plan à exécution.
De crainte de ne pas avoir, au dernier moment, le courage d’assumer son acte, elle avait prévu de s’enchaîner par les pieds. Elle s’était munie pour cela d’un morceau de chaine métallique et d’une paire de menottes dont une extrémité encercla sa cheville, l’autre étant fixée au rail à l’aide de la chaine. Une fois l’opération réalisée elle lança de toutes ses forces, le plus loin possible dans les fourrés avoisinant, la clef des bracelets de métal.
Il lui était maintenant impossible de s’échapper.
Il ne lui restait plus qu’à laisser s’écouler les quarante-cinq minutes précédant le passage de ce convoi qui allait l’emmener, elle en était persuadée, vers un monde meilleur.
L’attente allait s’avérer beaucoup plus longue que prévue.
Le train avait maintenant deux heures de retard.
Elle était partie de bonne heure pour ne pas le rater.
Elle avait tout calculé, tout vérifié et tout prévu.
Cette fois elle était certaine de ne pas avoir commis d’erreur.
Ce qu’elle ignorait c’est qu’un mouvement de grève surprise au sein de la compagnie ferroviaire avait eu pour conséquence l’arrêt total du trafic dans tout le pays.
Plus aucun train ne circulait depuis le matin même….
… et ce conflit allait durer plusieurs semaines….