top of page

Liaison douloureuse

field_media_image-896-bn-lesliaisonsdangereuses-laclos-visuel.jpg

Nous nous étions déjà rencontrés il y a maintenant un peu plus de trente années.

Je me souviens très bien de ce moment.

C’était lors d’une partie de tennis partagée avec un ami.

Elle était arrivée sans prévenir et son intrusion subite sur le court nous avait obligés à mettre un terme prématuré à nos échanges.

Après cette rencontre impromptue, nous avions passé plusieurs semaines ensemble. Notre relation avait alors été intense, houleuse et destructrice comme ne peut l’être qu’une passion incontrôlable.

J’en avais alors beaucoup souffert. Mais elle restait impassible devant ma peine et sourde à toutes mes supplications.

Au bout de quelques semaines, complètement épuisé, j’avais dû me résigner à solliciter les conseils de personnes aguerries en la matière.

Aussi quand l’une d’entre elles me proposa son aide afin de me libérer de son joug – aide qui s’avéra par la suite très efficace –je l’acceptais sans hésiter, bien que je fusse prévenu des effets indésirables qui pouvaient en découler.

C’est ainsi qu’un jour, en me réveillant d’un sommeil narcoleptique, elle avait disparu.

Contrairement aux idées reçues, notre séparation se passa sans cris ni larmes.

Elle m’avait quitté dans l’indifférence totale, comme si elle ne m’avait jamais rencontré.

Moi, je me sentais libéré, soulagé par ce départ. Il me semblait que je renaissais, que je reprenais goût à la vie.

J’avais aussi été prémuni de moult conseils utiles afin de parer à son éventuel retour.

Durant ces quelques mois où j’avais entièrement subi sa présence, c’était elle seule qui édictait les termes de notre vie commune et régentait mon quotidien.

Elle me rejoignait quand cela lui convenait, et surtout détenait le secret pour intensifier notre relation à sa guise.

 

Je l’ignorais alors, mais cette période de coexistence, bien que brève, allait avoir des conséquences sur tout le reste de ma modeste vie.

La lecture concomitante du livre de Richard Bach, « Jonathan Livingston le goéland » que je découvris dans les rayons « jeunesse » de la médiathèque dont je m’occupais alors, m’apporta beaucoup dans cette épreuve. Je décidais donc de rechercher moi aussi le « cadeau » dissimulé derrière cette relation douloureuse.

C’est ainsi qu’à la suite de ces quelques mois vécus aux côtés de son encombrante présence, je me suis senti devenir différent.

J’avais acquis l’art de la patience, voire même de la résignation.

Elle m’avait ouvert les yeux et fait comprendre les vraies valeurs de la vie.

Depuis lors j’ai trouvé le chemin qui permet de découvrir tous ces petits bonheurs cachés derrière chaque instant de notre courte existence terrestre.

 

Nous nous sommes revus très brièvement durant les années qui suivirent cette première séparation.

Il lui arrivait de réapparaître sporadiquement et ne restait que quelques jours, voire quelques semaines.

Elle m’envoûtait, m’hypnotisait, j’étais comme un amant transi subissant sa passion.

Je ne pouvais l’empêcher de se réapproprier tout mon être à chacun de ses retours.

Je subissais sa présence jusqu’à ne plus pouvoir l’accepter. Je mettais alors en application les conseils qui m’avaient été donnés après notre première rupture.

Ils restaient tout aussi efficaces et rapidement, elle finissait par disparaître sans prévenir.

 

Plusieurs décennies s’écoulèrent ainsi, au gré de ces retrouvailles plus ou moins furtives dont je finissais par m’accommoder jusqu’au jour où….

 

C’était il y a un an, par un bel après-midi d’automne.

Je profitais de la chaleur des derniers rayons du soleil pour prendre soin de mon allée de rosiers. J’ôtais les fleurs fanées, coupant les tiges à mi-hauteur en prévision de la future taille d’hiver.

J’étais penché devant « Mister Lincoln », une superbe variété qui donne des fleurs d’un rouge velouté, irisé de reflets presque noirs. Au moment où j’actionnais mon sécateur sur une belle repousse de l’année, je sentis soudain sa présence derrière moi.

Je me redressai tant bien que mal sous le coup de la surprise. Je ne m’étais pas trompé, c’était bien elle qui était revenue.

Je laissai là mes outils et ma brouette et j’entrai dans le salon.

Elle me suivit sans un mot et s’installa avec mois sur le canapé.

Je pensais encore une fois avoir affaire à l’un de ces retours auxquels elle m’avait habitué. Mais quelque chose me paraissait différent dans sa manière d’agir. Je la trouvais plus insistante, plus pressante, comme si elle voulait me faire passer un message.

Les heures qui suivirent ne firent que confirmer mes doutes.

Je ressentais une intensité différente dans notre relation.

Cette nuit-là j’eu beaucoup de mal à m’endormir, sentant sa présence tout près de moi.

Je restais ainsi éveillé une bonne partie de la nuit.

Mon impression de la veille s’avéra, hélas, être la bonne. C’est pourquoi dès le matin, je m’appliquais à mettre en pratique tous les conseils que l’on m’avait précédemment inculqués et qui étaient censés la décourager de rester à mes côtés.

Malgré toutes mes tentatives, le soir venu, elle était toujours là et ne m’avait pas quitté un seul instant durant la journée.

Sa manière d’agir ne ressemblait pas à ses incartades habituelles auxquelles elle m’avait habitué tout au long de ces dernières années.

Je compris très vite que cette fois elle avait l’intention de séjourner beaucoup plus longtemps avec moi.

Les premiers jours je tentais de me résigner, mais elle devint cette fois, de plus en plus désagréable, gênante jusqu’à être handicapante.

Comme lors de notre toute première rencontre, elle avait pris la décision de m’envahir et de m’imposer durablement sa présence.

Je mis alors en œuvre les dernières onces de volonté qui me restaient pour reprendre contact avec mes conseillers de jadis. Après tant d’années, ces derniers avaient été remplacés par de nouvelles personnes, mais après avoir écouté mon histoire, ils acceptèrent une nouvelle fois de m’aider.

Ils furent cependant surpris par l’intensité qu’avait prise notre relation et eurent beaucoup plus de difficultés à trouver une solution pour nous séparer.

Après plusieurs jours de réflexion et de tentatives diverses, ils finirent par découvrir un de ses points faibles et me délivrèrent encore une fois de sa gênante présence.

Mais j’étais prévenu, ils ne pouvaient me garantir sa disparition définitive. À force de me pratiquer, elle avait réussi à me connaître dans mes moindres retranchements et, tel un caméléon à son environnement, savait s’adapter à moi. Elle connaissait mes failles et avait appris à s’y insinuer, de telle sorte qu’il était de plus en plus difficile de l’en déloger.

Une fois de plus je repris le cours de ma vie sans elle, mais je ne sais pas pourquoi, j’avais le pressentiment qu’elle n’était pas bien loin et qu’il suffirait de peu de choses pour la décider à revenir.

 

Cette intuition s’avéra, hélas pour moi, être la bonne.

Quelques jours à peine après cette dernière incursion, elle réapparut.

À la façon dont elle prit possession de son domaine, déposant ses petites affaires un peu partout, je compris très vite qu’elle avait décidé de s’installer pour longtemps.

Je ne m’étais pas trompé car, cette fois, toutes les tentatives pour essayer de l’éloigner restèrent vaines.

Je n’avais alors d’autre solution que d’accepter une fois pour toutes sa présence et organiser mon futur avec elle.

C’est ainsi que, depuis, nous avons décidé – enfin, elle a décidé pour moi – que nous vivrions ensemble pour toujours.

Il n’est pas simple de rester avec une telle compagne qui n’en fait qu’à sa tête, ne vous ménage pas et dirige à sa façon toute votre vie.

Cette maîtresse maudite a pris possession de tout mon être et m’impose dorénavant sa loi sans tenir compte de mes doléances.

Elle ne me quitte pas un instant, me réveille la nuit quand cela lui convient, me suit dans les endroits les plus intimes, m’oblige à adapter mes activités à son gré, m’accompagne dans tous mes gestes.

Si je ne lui obéis pas elle sait vite me rappeler à l’ordre et je suis contraint de plier sous son joug.

La vie de couple demande des concessions, mais dans notre relation très spéciale, je suis le seul à en faire quotidiennement.

 

« Il est des passions qu'il n'appartient pas à l'homme de choisir. »*

 

 

Ah oui, j’ai oublié de vous dire comment se nomme cette amante diabolique !

Elle a pour patronyme : Mlle Hernie Discale.

 

 

*Nikolaï Vassilievitch Gogol (Les âmes mortes, 1842)

bottom of page