Mycologie
Loïc est ce que l’on peut appeler un citadin chronique. Depuis sa naissance jusqu’à ce jour il n’a vécu que dans des grandes métropoles. Pour lui la nature se limite aux quelques arbres ou arbustes que l’on peut rencontrer dans les parcs ou les jardins publics de ces grandes cités. Quant aux fleurs il n’en connait d’autres que celles qui sont présentes dans la boutique de la fleuriste de son quartier.
Son travail se cantonne à l’intérieur des quatre murs de son bureau cossu en haut d’une tour. Quand il lui arrive de quitter ce lieu, ce n’est que pour se rendre dans un aéroport afin de s’envoler vers une autre métropole et d’y retrouver momentanément le même bureau dans un gratte-ciel tout aussi austère.
Sa vie peut se résumer par les trois mots bien connus : « métro-dodo-boulot ».
Après avoir perdu quotidiennement aux alentours de deux heures dans les transports en commun, il retrouve chaque soir son T2 au douzième étage d’une autre tour de la ville. L’appartement est ultra confortable, entièrement connecté et équipé de tous les gadgets électroniques du moment.
L’immeuble où se trouve l’entreprise dans laquelle il est employé, étant impossible d’accès les weekends, il s’est aménagé un coin bureau chez lui et ne peut s’empêcher d’y passer des heures en se connectant aux ordinateurs de sa société pour poursuivre son travail à distance.
Les seules entorses à ce train de vie monotone, mais qui lui donne satisfaction, ont lieu chaque année au moment où il ne peut déroger aux deux semaines minima de congés annuels exigés par la DRH* de sa boite. Pour ne pas rester cloîtrer dans son douzième étage pendant ces quinze journées, il a trouvé la solution rassurante du club de vacances. C’est pourquoi il est, depuis bientôt dix ans, un fidèle GM* du Club Med. Pris en charge dès son arrivée à l’aéroport de destination, il n’a aucune initiative à prendre pour l’organisation de son séjour - séjour durant lequel il ne lui est jamais arrivé une seule fois de quitter l’enceinte du centre de vacances, refusant même de participer aux excursions proposées dans le but de découvrir les environs.
Depuis quelque temps cependant il sent que quelque chose ne va pas. Alors que les soirs d’hiver tirent à leur fin, et que s’annoncent les prémices du printemps, il ressent une étrange fatigue. Ses membres sont lourds et il a de la peine à se lever le matin. Les heures passées dans les transports en commun lui paraissent interminables et les réunions de travail deviennent vite soporifiques. En ce moment s’il s’écoutait, il passerait sa vie entre ses draps. Il évite même de croiser ses collègues de travail, restant le plus possible confiné dans son bureau. À l’inverse de ses assoupissements qui deviennent de plus en plus fréquents, l’appétit, lui, l’a quitté. Il doit se forcer après être rentré chez lui, pour grignoter un peu de nourriture. Il rend de moins en moins souvent visite au traiteur ou au pizzaiolo installés au bas de l’immeuble et ces derniers sont surpris du changement, tellement habitués qu’ils étaient à le voir chaque soir, depuis des années, se fournir chez eux pour le dîner ou tout le weekend.
Il lui arrive même, une fois arrivé dans son appartement, de s’asseoir dans son canapé et de rester ainsi sans rien faire, sans même allumer son ordinateur portable ni consulter son smartphone, et ce des heures durant, finissant souvent par s’endormir avant même d’avoir rejoint sa chambre.
Après de plusieurs semaines passées dans cet état, il se décide, sur les conseils de sa plus proche collaboratrice, d’aller consulter un médecin. Alors pour la première fois depuis qu’il travaille dans la société, il pose une journée de congés en milieu de semaine et se rend dans le cabinet médical qui se trouve à trois rues de chez lui.
Après qu’il l’eut écouté, le diagnostic du praticien est immédiat et sans appel : Loïc est en train de faire un « burnout ». S’il ne réagit pas immédiatement c’est la dépression qui le guette avec toutes les conséquences désastreuses que cela peut entraîner. Le toubib accepte de lui prescrire des anti-anxiolytiques légers en lui conseillant de changer radicalement son rythme de vie. Il le prévient que ce n’est qu’à cette dernière condition qu’il pourra éviter de sombrer dans un état dépressif d’où il lui sera beaucoup plus difficile de guérir.
Suivant les conseils du praticien, afin d’essayer de se reprendre en main, Loïc décide d’anticiper de quelques semaines ses congés annuels. D’autant plus qu’avec tous les jours de retard qu’il a accumulé depuis des années, il pourrait se reposer plus de deux mois.
Mais toujours soucieux de ne pas pénaliser son entreprise, il se contentera encore une fois uniquement des deux semaines obligatoires. Cependant, puisque le médecin lui avait conseillé de modifier son rythme de vie et ses habitudes, il renonce cette fois à réserver un séjour au Club Med.
Puisqu’il faut se ressourcer, il fera appel à ses souvenirs anciens, lorsqu’il était plus jeune et qu’il adorait la montagne. Son père lui avait alors transmis cet amour pour les randonnées et les longues promenades en forêt d’où ils revenaient souvent avec un panier bien rempli de champignons dégustés le soir-même. Mais depuis qu’il était entré dans le monde du travail et qu’il avait gravi les échelons professionnels, il n’avait plus jamais pratiqué ce simple loisir.
Cela lui parait donc une bonne idée, de renouer avec ces escapades montagnardes et, de plus, respirer du bon air ne peut que lui être salutaire dans son état. Il prend donc une grande décision : passer ses vacances dans les hauteurs des Pyrénées. Voulant se forcer à être totalement indépendant et s’assumer entièrement, il opte donc pour la location d’un gîte perdu dans un hameau d’altitude. Après plusieurs soirées sur internet, pour dénicher l’endroit idéal, il finit par trouver une ancienne grange complètement rénovée, située en lisière de forêt tout au fond d’une vallée où coule un petit torrent.
Il s’empresse alors de contacter directement le propriétaire afin de s’assurer de la disponibilité des lieux. Quelques jours plus tard, l’affaire est conclue et il retourne le contrat de location par mail, après l’avoir signé électroniquement. Il a l’impression que la perspective de ces vacances différentes lui apporte déjà un sentiment de bien-être.
Durant la semaine précédant son départ, les soirées sont occupées par les préparatifs du séjour, plus longs à prévoir que la petite valise dont il avait l’habitude de se munir les autres années. Il lui a fallu faire quelques achats dans une grande surface de matériel de montagne afin de s’équiper de chaussures adéquates, d’un sac à dos, d’un solide k-way et autres bricoles qui pourront lui être utiles. Réfléchissant ainsi à tout ce qu’il doit prendre avec lui, il s’aperçoit que le temps s’écoule beaucoup plus vite. Il lui arrive même, au bureau, de se surprendre à rêvasser, tout en refaisant défiler dans sa tête la checklist qu’il a pris soin de noter sur une feuille de papier, cochant chaque ligne lorsque l’objet correspondant est stocké dans l’entrée, prêt à être chargé dans la voiture le jour J.
Bien que son véhicule soit équipé d’une application de guidage, il a tenu à faire les frais d’une carte routière traditionnelle avec laquelle il a longuement étudié son itinéraire. Il n’aura que deux cents kilomètres à parcourir, mais cette fois personne ne le prendra en charge comme c’était le cas les années précédentes, et ce dès son arrivée à l’aéroport de départ.
Le jour du départ enfin arrivé, Loïc prend la route en direction des montagnes au sein desquelles il espère pouvoir se ressourcer et ainsi retrouver son entrain et son appétit. Au bout de trois heures de conduite, il quitte l’autoroute et la voiture s’engage dans une des nombreuses vallées de la chaine montagneuse. Il prend plaisir de rouler à l’allure modérée imposée par les nombreux virages de la route qui épouse le lit de la rivière. Il peut ainsi profiter du paysage, dominé au loin par les hauts sommets.
Il a déjà parcouru près de cent soixante kilomètres quand la voix synthétique du GPS lui annonce une bifurcation sur la droite au prochain croisement. Après avoir pris la direction indiquée par le guidage, il se retrouve sur une route dont la largeur le laisse perplexe. En effet, sur cette portion le croisement de deux véhicules semble presqu’impossible et de temps en temps un terreplein a été aménagé afin de parer à cette éventualité. Heureusement la circulation est quasi inexistante sur cette partie du parcours. L’écran de son ordinateur de bord indique deux kilomètres avant l’arrivée à destination.
La fin du trajet se déroule sans encombre et la voiture de Loïc débouche sur une petite place entourée de trois maisons de pierres. Il reconnait celle qu’il avait vue sur les photos ainsi que l’écriteau apposé sur le portail « Gîte de la grange ». Il est enfin arrivé à destination.
Après avoir été accueilli par le propriétaire qui occupe une des maisons voisines, et rangé ses affaires à l’intérieur de son nouvel havre de paix, il s’installe sur la terrasse pour admirer la vue incroyable sur la vallée et les sommets alentours. Il regarde le jour décliner tout en profitant du silence à peine troublé par quelques sons de cloches et piaillements d’oiseaux.
Les jours suivants il se hasarde sur les pistes forestières qui prolongent la route par laquelle il est arrivé, s’emplissant les poumons de l’air pur chargé des parfums de la forêt environnante. Ce séjour semble lui faire beaucoup de bien et il est heureux d’avoir fait ce choix pour les vacances.
Ce matin-là, le soleil ayant remplacé les nuages de la veille au soir et les averses de la nuit, il se dit qu’il pourrait aller vérifier si quelques champignons n’auraient pas décidé de pointer leurs chapeaux veloutés dans les bois. Bien lui en a pris deux heures plus tard, car il revient au gîte avec une dizaine de magnifiques cèpes à peine sortis de terre. Ceux-ci font partis des rares spécimens dont il a gardé le souvenir des cueillettes de son enfance. Mais par précaution il préfère se rassurer et en vérifie l’identité grâce à une application qu’il avait pris la précaution de télécharger sur son smartphone. Bien que la liaison 4G soir quelque peu défaillante dans ce lieu isolé, il arrive tout de même à confirmer la nature comestible et de plus excellente de sa cueillette.
Il se souvient aussi de ces champignons ramassés dans les champs et dont l’odeur particulière permettait de les identifier. Il repense à son père qui lui assurait que ces fameuses coulemelles attendent la Saint Michel pour pointer leur nez au milieu des prés, d’où le surnom que d’aucuns lui donnent de St Michel. Il réalise alors que la fête de ce saint homme est prévue pour le lendemain. Il décide donc que cette fois il arpentera les près environnant au lieu des bois pour vérifier si cet adage se réalise.
Son père avait bien raison, il rentre en fin d’après-midi son panier plein à ras-bord des fameux champignons, sur le chemin du retour il a été amusé d’en trouver à quelques mètres du gîte tout près du tas de compost. Il se réjouit par avance de la bonne poêlée dont il va pouvoir de délecter pour le dîner.
Toujours précautionneux, bien que cette fois il soit sûr de lui, il commence par identifier à l’aide de son application la comestibilité de sa cueillette. Il en a déjà vérifié les trois quarts quand son écran devenu fixe, il n’obtient pas de réponse pour le suivant, la liaison internet ayant été coupée, ce qui est fréquent ici comme il a pu en faire l’expérience ces derniers jours.
Peu importe il prépare donc la totalité des champignons et après les avoir fait revenir dans l’huile d’olive, avec un peu d’ail et de persil, mis en appétit par l’agréable fumet qui se dégage de la poêle, il s’attable pour les déguster. Il jette un dernier regard sur son téléphone mais l’écran n’a pas bougé et montre toujours la dernière photo téléchargée.
Réveillé au milieu de la nuit par ce qu’il attribut à des problèmes digestifs, pensant avoir abusé en quantité de son repas du soir, il se lève pour prendre un cachet à cet effet et dont il a toujours une boite sur lui depuis le début de ses malaises. Retourné au lit il finit par s’endormir.
Juste avant que le jour se lève un bip provenant de son smartphone signale que la liaison internet est rétablie et la réponse de l’application est immédiate : « Lepiota helveola ou Lépiote brune » champignon très toxique qui peut être mortel au-delà de 30 grammes….
Ce matin-là les volets du gîte sont restés fermés….
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*DRH : Directeur des Relations Humaines, responsable de la politique de recrutement, de la gestion des relations humaines et de management social de l'entreprise.
*GM : Gentil membre est le terme utilisé par la société de tourisme Club Méditerranée à la place de « client » ou « vacancier ». Cette dénomination fait écho à gentil organisateur (GO) qui désigne une catégorie d'employé qui est tenue à participer aux animations du centre de vacances.
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